4e partie : le Peuple de la Mer (HASTAMOUZAG ILIM)



I

HIVER

(FRA)

Il avait neigé la veille. Le ciel avait pleuré froid (karholinaghisséniba), comme disent les Ilim. Le temps restait frisquet et venteux, mais sous les rayons, même tièdes, du soleil, la couche neigeuse avait presque disparu du sol. Les arbres, agités par le vent, semblaient même s'ébrouer pour se débarrasser de la neige qui s'agrippait encore à leurs branches.

L'animation était rare dans la rue. Des gens pressés passaient de temps à autre en serrant contre eux de leurs deux mains les pans de leur manteau. Une voiture de livraison s'était arrêtée devant la maison d'en face. Un homme en était descendu et avait remis un paquet à une jeune femme. Il était reparti et, un peu plus loin, les sabots de son cheval qui claquaient sur le pavé avaient déclenché les aboiements d'un chien attaché dans une cour voisine et qui trompait son ennui en jappant au moindre bruit.

Comme dans tous les quartiers centraux de la cité de Delta (Ftam), les rues étaient rectilignes et les maisons formaient une ligne continue de façades en brique de deux, trois ou quatre étages. La monotonie n'était rompue que par les pignons à redents qui couronnaient les maisons et par les ornements en pierre -- corniches, encadrements de fenêtres ou linteaux de porte -- ajoutés par les propriétaires désireux d'afficher leur aisance financière. La plupart des maisons étaient très étroites afin de réduire les impôts, calculés en fonction de la largeur de la façade.

S'étant sans doute lassée du calme de la rue et aussi, peut-être, de dessiner machinalement au crayon des formes étranges dans le grand cahier posé sur ses genoux, la femme assise dans un fauteuil installé près de la fenêtre du salon s'était assoupie. Son beau visage semblait vieilli prématurément et il était agité par des contractions qui altéraient la pureté de ses traits. Ses cheveux, qui commençaient à grisonner, étaient tirés en arrière et enroulés en chignon. Elle portait un chandail de laine gris par-dessus une robe simple de couleur prune, uniquement agrémentée par une petite collerette en dentelle blanche. Sous le tissu, on devinait un corps maigre et chétif.

Elle s'appelait Mahino Mor et avait quarante-deux retours de printemps.

« Mère, avez-vous besoin de quelque chose ? » demanda une jeune femme en entrant dans le salon. Elle boitait, car elle avait une jambe plus courte que l'autre, et son visage était loin d'être aussi gracieux que celui de sa mère. Elle devait retenir de son père. Elle avait vingt-trois retours de printemps et, même s'il lui arrivait encore de pleurer d'avoir été si peu gâtée par la nature qu'aucun homme ne l'avait jamais demandée en mariage, elle se consolait habituellement en se répétant les paroles de son père :« Ma fille, tu es la plus belle chose qui nous soit arrivée à ta mère et à moi et je te serai éternellement reconnaissant de t'occuper d'elle. »

Constatant que sa mère s'était endormie, Omino alla ajouter une bûche dans la cheminée du salon, puis elle se dirigea vers la penderie de l'entrée. Elle en tira son manteau qu'elle enfila. Elle profiterait du sommeil de Mahino pour faire quelques courses. Elle sortit dans le froid et pressa le pas en direction du centre de Ftam.

Mahino se réveilla en sursaut, regarda autour d'elle et ne reconnut pas le lieu où elle se trouvait. Ce sentiment de désorientation, chacun l'a déjà vécu au sortir d'un rêve particulièrement intense, mais il ne dure guère que quelques secondes, l'esprit ne tardant pas à rétablir le contact avec la réalité. Mais chez Mahino, cette reprise du contact avec le réel était devenue, au fil du temps, de plus en plus lente. La pauvre femme parvenait encore parfois, au prix d'incommensurables efforts de concentration, à déchirer le voile qui se retissait sans cesse entre son esprit et la réalité. Pourtant, elle le savait bien, le combat était perdu et les terribles colères contre elle-même que ses proches avaient dû supporter s'étaient peu à peu espacées, jusqu'à disparaître complètement. Elle perdait pied, lentement mais inexorablement.

« Qu'est-ce que je fais ici ? » se demanda-t-elle. Son regard fit de nouveau le tour de la pièce, cherchant dans le mobilier, dans les tableaux accrochés aux murs, dans les bibelots alignés au-dessus du foyer, quelque chose de familier, un détail qui produirait en elle un déclic. En vain.

Elle sentit un gouffre s'ouvrir sous ses pieds. L'angoisse la saisit à la gorge. Affolé, son esprit chercha refuge dans le souvenir, celui de cette fillette qui était prise de vertige quand elle perdait ses repères.

« Que vont dire les gens qui habitent ici s'ils me trouvent assise dans leur salon ? »

Elle se leva.

« Je dois retourner à la maison, » dit-elle tout haut pour se donner du courage.

Le souvenir lui revint de la demeure paternelle, qui se dressait face à la mer au croisement du Chemin du Bout-de-L'Île (Kakilagzita Marg) et de l'avenue de la Pleine Lune (Namhissaradj Madjgaramarg), qui menait au quartier de la Lune (Hissaradj Takgaramdir) où elle s'était sans trop savoir comment retrouvée. Elle sortit du salon en faisant le moins de bruit possible, trouva la porte d'entrée et quitta la maison dans sa petite robe prune et son chandail de laine gris. Le froid la saisit, mais elle se dit qu'elle ne devait pas être très loin de chez elle et la pensée qu'elle retrouverait bientôt ses parents et la chaleur de son foyer lui servit de manteau.


Sur les cartes de la contrée, la mer représentait une vaste étendue d'eau de soixante lieues de long d'est en ouest depuis la cité de Ftam, établie à l'embouchure du Grand Fleuve (Madjaxatag), et d'environ dix-huit lieues du nord au sud en son plus large.

Lors du premier cours de géographie dispensé aux enfants de huit retours de printemps, il se trouvait immanquablement un élève pour demander, en montrant la carte, ce qu'il y avait au-delà des soixante lieues à partir de Ftam. La maîtresse indiquait alors avec sa baguette le point situé à cette distance de la capitale, en précisant qu'il correspondait au bord latéral gauche de la carte et que, par conséquent, il ne pouvait rien y avoir au-delà. La plupart des élèves se contentaient de cette explication. Mais dans les classes supérieures, des jeunes plus curieux ou plus éveillés ne manquaient pas de signaler au professeur, au risque de se faire taper sur les doigts, l'absurdité d'une telle réponse, car « il y avait forcément quelque chose au-delà ». Le professeur se voyait alors contraint de répéter ce qu'il avait lui-même appris : à soixante lieues de Ftam, un brouillard extrêmement dense se dressait, immobile et immuable, au-dessus de l'eau et les fous qui avaient osé y pénétrer n'étaient jamais revenus pour dire ce qu'ils avaient trouvé plus loin. Là se terminaient habituellement les interrogations des élèves et c'était souvent avec un soupir de soulagement que les professeurs passaient à autre chose. Pas Morsani Mor, cependant. Cet enseignant se targuait de posséder un esprit scientifique débarrassé de toutes les superstititons du passé. Pour lui, ce « brouillard » n'était manifestement qu'un obstacle magnétique (ou quelque chose d'approchant) dont la composition serait percée à jour dès que la Science aurait acquis les moyens de l'analyser. Et il ne faisait aucun doute, affirmait-il à ses élèves, qu'on finirait par savoir ce que cet « obstacle » dissimulait.

Morsani Mor rejetait avec tout autant de zèle l'idée, propagée par le clergé dans son Livre (« un bien beau livre de contes », ironisait-il, dès que l'occasion se présentait), que les montagnes infranchissables cernant la contrée sur deux autres côtés avaient été placées là pour empêcher les clans d'« Épargnés » de communiquer entre eux. «Balivernes ! tonnait-il. La Science ne cesse de progresser et il viendra un temps où ces montagnes pourront être franchies. Nous connaîtrons alors la Vérité qui, j'en suis convaincu, est fort différente des sornettes qu'on a cherché pendant des lustres à nous faire avaler. »

Quant à la Forêt dite de l'Épouvante, qui constituait la frontière orientale de la contrée et qu'on disait peuplée de créatures immondes, Morsani Mor proclamait que la seule épouvante qu'elle pouvait provoquer était celle des squelettes de tous ces pauvres enfants que l'obscurantisme avait envoyés à la mort parce qu'un vieux bâton de métal avait décidé qu'ils étaient « rouges ».

La seconde chose que les élèves remarquaient sur la carte, c'était son inachèvement. En effet, faisaient-ils observer, il y avait à l'extrême sud-ouest, au-delà des montagnes qui constituaient la frontière occidentale du territoire de L'Araignée (Iértkabama), une étendue de terre non identifiée.

Si, dans les petites classes, cette remarque ne suscitait de la part de la maîtresse qu'un haussement d'épaules et la réponse mystérieuse et fort intrigante :« Vous aurez bien le temps d'apprendre ce qui existe au-delà de Iértkabama », il était d'usage, pour les plus vieux, d'élaborer un peu là-dessus, sans toutefois empiéter sur le cours d'histoire, qui devait en principe faire la lumière sur cet « oubli » des cartographes.

Morsani Mor et ses confrères révélaient donc l'existence, qui n'était en fait un secret pour personne mais dont les adultes évitaient de parler devant les enfants, d'une « contrée dissidente » appelée Ville-Dieu (Ohigaram), formée de fanatiques religieux qui avaient émigré sur ce bout de terre isolé et minuscule pour fuir, disaient-ils, les persécutions dont ils étaient victimes de la part des autorités de la contrée, qui leur interdisaient de pratiquer leur religion. En fait, s'empressaient de préciser les professeurs, et Morsani Mor en particulier, le pouvoir laïc avait simplement prohibé sur son territoire la pratique du rituel de la présentation des enfants à Ohi, qui se traduisait parfois par l'abandon, sur le bras du fleuve retournant dans la Forêt de l'Épouvante, des enfants identifiés comme étant « rouges » par un appareil vieux comme le monde, lequel appareil faisait par ailleurs disparaître par un tour de passe-passe digne des plus grands prestidigitateurs, les enfants qu'il avait identifiés comme étant « bleus ».

Là s'arrêtaient les explications des enseignants, qui taisaient bien entendu le fait qu'après le départ des « fanatiques », les biens du Temple avaient été saisis, les lieux de culte fermés et les rassemblements de nature religieuse interdits. Les autorités civiles ne pouvaient certes proscrire le culte privé, mais elles réprimaient toute manifestation publique, comptant sur ces mesures pour éradiquer le «fléau » de la religion. Quant aux professeurs, ils recommandaient aux élèves plus curieux de lire l'ouvrage intitulé La superstition déracinée et de bien écouter l'enseignement plus complet qui leur serait dispensé dans le cours d'histoire.

À chaque rentrée scolaire, après avoir démoli les superstitions dont avait longtemps souffert la Contrée de la Mer (Hastamouzag Parimgaram), Morsani Mor demandait à ses élèves :

« Qui peut me nommer les sept territoires disséminés sur le pourtour de la Mer et m'énumérer leurs caractéristiques ? »

Il suffisait de regarder la carte et de lire sa légende pour connaître la réponse : au nord de la mer se trouvaient les territoires des Chèvres (Kifram), des Grandes Forêts (Madjam Tilamim) et de La Souterraine (Néguédka). L'extrême est était occupé par le territoire d'origine, Ftam et sa capitale homonyme, établie sur Dimkakilag, la deuxième et la plus grande des quatre îles formant le delta du fleuve Madjaxatag, qui sort de la Forêt de l'Épouvante et dont l'un des bras y retourne. Au sud de la mer s'étendaient, de gauche à droite, les territoires d'Iértkabama, des Chevaux (Xatkabamam) et des Vergers (Falamtilamim). En plus de posséder un petit secteur agricole familial et une flottille de pêche, chaque territoire avait sa propre spécialité, développée au fil du temps. À Kifram, c'était l'élevage des chèvres, avec les industries qui en découlent : abattoirs, fromageries. À Madjam Tilamim, c'était la forêt, qui avait donné naissance à toute une industrie axée sur le travail du bois : scieries, ateliers de fabrication de meubles et, surtout, chantiers navals. À Néguédka, l'activité reposait principalement sur l'exploitation des mines. La ville de Néguédka était notamment réputée pour l'acier fabriqué dans ses aciéries. À Ftam, les parties continentales du territoire situées au nord et au sud du delta étaient spécialisées respectivement dans l'élevage du mouton et la culture des céréales. Quant à la langue de terre adossée à la Forêt de l'Épouvante, elle était plantée de vignes et produisait le célèbre vin (ouihana) de Ftam. Le territoire de Iértkabama se spécialisait pour sa part dans la culture de plantes textiles (lin, chanvre, etc.) ainsi que dans la fabrication de drap et, surtout, de voiles de navires. À Xatkabamam, on élevait des chevaux, exportés dans toute la contrée, tandis qu'à Falamtilamim, on cultivait les fruits de toutes sortes et, notamment, l'olive, dont on tirait une huile de grande renommée.

Ce matin-là, quelques élèves levèrent la main et Morsani Mor s'apprêtait à en choisir un pour lui permettre d'étaler ses connaissances devant ses camarades quand on frappa à la porte de la classe. Le directeur de l'école entra, la mine grave, et alla dire quelques mots à l'oreille du professeur. Visiblement ébranlé, Morsani tourna son regard vers la porte et vit à l'extérieur sa fille Omino, qui semblait dans tous ses états. Le professeur reprit aussitôt contenance et, s'adressant à ses élèves, il leur dit :

« Je dois m'absenter pour des raisons familiales. D'ici la fin du cours, vous allez répondre par écrit à la question que je viens de poser, en élaborant le plus possible sur les caractéristiques de chaque territoire. »

Il désigna un élève, assis dans la première rangée.

« Hétzimril, allez vous asseoir à mon bureau et assurez-vous que tout se déroule bien. »

Puis il sortit en compagnie du directeur en lançant à la classe :

« Pas de chahut ou il vous en cuira. »


En voyant le père et la fille côte à côte, nul ne pouvait nier le lien de parenté qui les unissait : même visage formant un triangle inversé, dominé par un large front bombé; mêmes petits yeux rapprochés; même nez boudiné; même bouche aux lèvres pincées. Omino était le portrait craché de son père vingt-cinq retours de printemps plus tôt. Pour sa part, Morsani s'était empaté et il ne lui restait plus sur la tête qu'une couronne de cheveux entourant un crâne chauve.

« Je vous laisse, » dit le directeur et il s'éloigna.

Omino fondit en larmes et voulut se jeter dans les bras de son père, mais celui-ci la retint en la saisissant des deux mains par les épaules. Il jeta un regard craintif autour de lui. Il ne pouvait autoriser en public de telles effusions qui, croyait-il, mineraient son autorité auprès des élèves. Cependant, comme il n'y avait personne dans le couloir à ce moment-là, il finit par attirer sa fille contre lui et la laissa pleurer sur son épaule un bref instant.

« Comment a-t-elle pu quitter la maison ? » demanda-t-il.

‒ J'ai vu...qu'elle s'était...endormie, balbutia Omino. J'ai cru...que j'aurais le temps...de faire des courses...avant qu'elle ne se réveille...»

Elle se redressa et, les yeux baissés, n'osant regarder son père en face, elle murmura :« Elle va mourir de froid...à cause de moi. »

‒ Mais non, s'efforça-t-il de la rassurer. Quelqu'un l'aura sûrement vu, si peu vêtue, et lui aura porté secours. Ne crains rien, nous la retrouverons. » Sa voix tremblait cependant légèrement. « Je vais chercher mon manteau et nous partons à sa recherche. Mais nous passerons d'abord à la maison, au cas où elle serait revenue, et je vais alerter la milice. »


(Les pages 305 à 389 sont exclues de la section consultable de ce livre.) 



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