3e partie : le Peuple de la Rivière (XATAG ILIM)
I
ANISANO
En cette magnifique matinée du début de l'automne, Anisano Xatkabamaril, âgée d'à peine seize retours de printemps, était assise à moitié nue devant sa table de toilette et observait dans le miroir la vieille femme qui coiffait sa longue chevelure noire comme le jais, si soyeuse qu'elle produisait des reflets bleutés. Tout autour d'elle dans la chambre, d'autres domestiques s'affairaient en babillant comme des pies, l'une vérifiant que la gaze fixée à la haute coiffe en forme de cône pointu qu'Anisano porterait dans quelques hétangdirim retombait en plis parfaits, une autre s'assurant qu'aucun défaut ne déparait la robe jaune or aux longues manches évasées et au corsage lacé par devant avec des fils de soie dorés, une autre encore préparant les couleurs du motif fleuri qui serait peint autour du nombril de la mariée (et que chaque invité verrait, puisque la robe comportait, à hauteur de l'abdomen, une ouverture arrondie destinée à bien montrer à tous que le sein d'Anisano était prêt à accueillir la semence de son mari pour lui donner moult enfants).
Anisano était nerveuse. Si au moins sa mère était là pour la rassurer, pour lui dire qu'il est normal d'être tiraillée par le doute quand on s'apprête à poser comme elle un geste qui engage la vie. Mais Mère (Mo) était morte quatre retours de printemps plus tôt et Anisano la pleurait encore.
Pour essayer de détourner son esprit de ses appréhensions, Anisano écouta pendant un instant le babil des servantes, mais elle ne fut qu'agacée par tant d'insignifiance.
Elle se réfugia donc en elle, repassant dans sa tête l'escapade qu'elle avait faite la veille à Xatag avec sa meilleure amie, Akdimo Falamtilamril, qui se trouvait être la sœur cadette de son futur époux. Mais elle eut beau essayer de se concentrer sur leurs fous rires, quand elles avaient visité une à une les boutiques de la Grand'Place à la recherche d'elles ne savaient trop quoi, les paroles d'Akdimo lui revenaient sans cesse à l'esprit :
« Mon frère t'aime, j'en suis assurée, mais n'oublie jamais qu'il peut se mettre en colère pour un rien et que, dans ces occasions, il ne se connaît plus.
‒ Je sais. Tu n'as cessé de me le répéter. Mais il est trop épris, crois-moi, pour jamais lever la main sur moi.
‒ Moi aussi, il m'aime, mais je n'en porte pas moins sur ma peau la marque de ses fureurs. »
Une longue balafre barrait la joue d'Akdimo. Anisano ne la voyait plus depuis longtemps, cette cicatrice, mais elle attirait si fortement les regards des inconnus qu'elle éclipsait la grande beauté de son amie, ses traits fins, sa bouche parfaitement dessinée et ses yeux magnifiques.
« Sache bien, ajouta Akdimo, que mes parents ont tout fait pour corriger ce vilain trait de caractère, mais ni les potions des soigneurs, ni les prières des kamam, ni même les coups de fouet n'en ont eu raison.
‒ Ne crains rien, ma chère Akdimo. Je saurai bien le mener par le licol, mon petit mari. »
Et elles avaient éclaté de rire, bien conscientes toutes les deux qu'Anisano crânait...
« Aie ! Tu me brûles, vieille folle ! cria Anisano à l'adresse de la femme qui utilisait à présent un fer chauffé sur un brasero pour boucler ses longs cheveux.
‒ Pardon, maîtresse ! »
Anisano retourna à ses pensées. Elle se revit montée sur son petit cheval jaune baptisé « Mes ailes » (Am Vatim), dont son père, éleveur dans le hameau de Grande Prairie (Madjam Ikmintilam), lui avait fait présent à son huitième anniversaire, passant en compagnie de son amie Akdimo devant la statue équestre d'Orini Madja, qui se dressait, majestueuse, au milieu de la Grand'Place de la cité communale de Xatag. Chaque fois qu'elle se trouvait en présence de cette statue, elle éprouvait au plus profond de sa chair un malaise dont elle n'était jamais parvenue à s'expliquer l'origine.
« Pourquoi cette simple statue m'émeut-elle autant ? » se demanda Anisano, qui trouva dans cette question un dérivatif à son angoisse. Elle se concentra sur le personnage aux traits volontaires et au corps filiforme mais musclé qui avait été représenté dans le marbre.
Sur son cheval cabré, Orini Madja, premier bourgmestre de Xatag, levait la main droite en signe de paix et de réconciliation. La statue étant orientée vers la vieille ville (ou cité ecclésiale), il n'échappait à personne que ce geste s'adressait aux tenants de l'ordre ancien (le Temple et les familles aînées), que l'homme avait, selon ses partisans, amenés à raison en les persuadant de céder le pouvoir au peuple, mais qu'il avait plutôt, pour ses détracteurs, brutalement forcés à renoncer à leurs prérogatives à son propre profit.
Élu bourgmestre à son trente-troisième anniversaire, après avoir mené pendant dix retours de printemps, à titre de chef du bras armé des Exclus (Nékililihénim), la lente et irrésistible prise de contrôle de Xatag, Madja avait d'abord mené férocement la lutte contre les anciens maîtres. Ses prises de position intransigeantes avaient conduit la contrée au bord de la guerre civile, mais il avait su manœuvrer habilement pour éviter le pire. Après la reddition de la cité ecclésiale et la soumission du Temple à l'ordre nouveau, la situation s'était en apparence apaisée, mais la rancœur restait vive au sein d'une grande partie de la population. Il avait fallu un événement tragique dans la vie d'Orini Madja, deux retours de printemps après son élection à la tête de la cité, pour que l'homme jadis irréductible ne change radicalement et n'emploie toutes ses énergies à se réconcilier avec le Temple et ses nombreux partisans. Si bien que sa mort prématurée, trois retours de printemps plus tard, des suites d'une vilaine chute de cheval, avait été vue, dans un camp comme dans l'autre, comme une perte immense et que, depuis lors, le bourgmestre était reconnu par la plupart comme un grand homme. D'où cette effigie qui trônait au beau milieu de la cité communale.
Anisano n'avait pas connu Madja, qui avait quitté ce monde quelques lunes seulement avant qu'elle-même n'y fasse son entrée. On n'avait jamais beaucoup parlé du personnage dans la famille. Comme beaucoup de gens de la campagne, ses parents étaient restés très attachés à la religion et, même s'ils n'avaient pas été touchés directement par les troubles qui, dans la cité de Xatag, avaient accompagné la prise de pouvoir des Exclus aux dépens du Temple et des familles aînées, ils avaient gardé un certain ressentiment contre l'homme qui avait bouleversé un ordre des choses qui perdurait depuis des temps immémoriaux.
Certes, les remarques acerbes contre les Exclus qu'elle avait lues dans un livre sur Xatag annoté par sa mère avaient forcément influencé le regard qu'elle portait sur le personnage, mais ces annotations rageuses auraient plutôt eu pour effet de susciter chez elle de la haine que ce malaise inexplicable qu'elle éprouvait devant la statue.
« Qu'importe, d'ailleurs, puisque je me marie dans quelques hétangdirim...»
Elle se regarda dans le miroir et se trouva belle. La suivante avait bien travaillé. Une cascade de boucles noires encadrait à présent l'ovale de son visage délicat : petit nez droit, lèvres charnues que le rouge mettait en évidence et grands yeux bleus en amande qu'une ligne de fard allongeait encore davantage vers les tempes.
Elle sourit, mais nerveusement, reprise par l'angoisse et le doute. Son regard se porta sur sa table de toilette. Elle n'y vit pas ce qu'elle cherchait.
« Apporte-moi mon écritoire, ordonna-t-elle à la servante qui la coiffait.
‒ Tout de suite, maîtresse ».
La femme revint bientôt avec un coffret en bois finement ouvragé qu'Anisano posa sur ses genoux. Avant de l'ouvrir, elle caressa de la main le bois lisse. Le coffret comportait un double fond, que la jeune fille était seule à connaître et qui dissimulait son trésor : le livre sur Xatag annoté par sa mère. Anisano avait dérobé l'ouvrage dans la chambre de la défunte, tout juste après sa mort, et elle le conservait jalousement, sans en avoir jamais parlé à personne. Chaque fois qu'elle était triste, elle s'isolait dans sa chambre et relisait les notes que sa mère avait laissées dans les marges. Elle avait l'impression de converser avec sa maman, cherchant dans les commentaires rédigés d'une écriture fine des réponses à ses interrogations d'adolescente.
Anisano ouvrit le coffret, en tira un encrier, une plume et une feuille de papier. Elle déposa l'encrier sur la table et la feuille sur le couvercle de l'écritoire qu'elle avait refermé. Trempant la plume dans l'encrier, elle se mit à tracer sur le papier des figures étranges, dont elle ne saisissait pas elle-même la signification. Elle sacrifiait à ce rituel de temps à autre, depuis qu'elle savait tenir une plume. Le geste était compulsif, mais jamais rien ni personne n'avait pu l'expliquer ni en prédire l'apparition. Certains de ses proches y voyaient un don, d'autres l'expression de forces obscures sinon maléfiques, d'autres encore une manière pour la jeune fille de se libérer des tensions.
« Maîtresse Anisano aimerait peut-être boire un verre de tchouka pour chasser tous ces papillons qu'elle doit avoir dans le ventre, suggéra la femme qui la coiffait.
‒ Oui, tu as raison, Asgamo, » répondit machinalement Anisano, sans s'interrompre de dessiner.
La femme envoya une soubrette chercher à la cuisine un cruchon de cette boisson alcoolisée à base de miel dont raffolent les Ilim de Xatag.
Kalino, l'aînée de la famille, arriva peu après avec son mari et ses deux enfants. Elle avait la même chevelure noire, longue et soyeuse que sa cadette, mais la maternité l'avait épaissie. C'était une version plus potelée et moins réussie d'Anisano, comme si la Nature avait dû s'y reprendre à deux fois avant de trouver les proportions idéales pour chacune des lignes du visage et de la silhouette. Kalino monta aussitôt à la chambre de sa sœur pour veiller aux derniers détails de la préparation de la future mariée. Anisano la trouvait un peu exaspérante avec sa manie de vouloir tout régenter, comme lorsqu'elle s'était mise en tête de la « guérir » de ce besoin irrésistible de dessiner n'importe quoi, qui la faisait passer pour folle (nétsanipto) aux yeux des gens normaux, mais ce matin-là, Kalino ne fit aucune remarque déplaisante, même quand elle vit la feuille couverte de gribouillis sur les genoux de sa petite « Ani ». Au contraire, après avoir couvert sa sœur de baisers, elle s'assit auprès d'elle et, les larmes aux yeux, se mit à lui vanter les joies du mariage et de la maternité. Anisano sentit bien que Kalino ne lui présentait les choses sous leur plus beau jour que pour éviter de troubler sa jeune sœur au moment où celle-ci s'apprêtait à sauter le pas, et que la raison de ses larmes était tout autre que ce qu'elle en disait. Les larmes des parents, lors des mariages, s'expliquent moins par leur joie de voir leur enfant heureux que par la préfiguration des chagrins et des déceptions que la vie conjugale lui apportera presque à coup sûr. Tout le monde savait dans la famille que le mari de Kalino, propriétaire avec son père d'une distillerie dans le village de L'Abeille (Firagmouza), était grand amateur de tchouka et gros parieur aux courses de chevaux. « Au moins, il ne voit pas d'autres femmes et c'est un travailleur acharné, » s'était empressé d'ajouter Kalino pour ne pas trop noircir le portrait de l'homme qu'elle ne continuait pas moins d'aimer de tout son cœur.
Quand Akdimo, la meilleure amie d'Anisano, entra à son tour dans la chambre, ce fut comme si un coup de vent eût soudain ouvert une fenêtre et fait pénétrer dans la pièce une bouffée d'air frais. On congédia les domestiques, on fit monter un autre cruchon de tchouka et on chassa toute tension en se laissant aller aux pires enfantillages. Les deux sœurs se mirent à railler Akdimo qui, à dix-huit retours de printemps, n'était pas encore mariée, ni même fiancée. Akdimo entra dans le jeu et lança :
« À quoi bon les hommes ? Si vous le voulez, là, tout de suite, sur le lit d'Anisano, je vous promets de vous donner à toutes les deux plus de plaisir qu'aucun mâle ne pourra jamais vous procurer. »
Les deux sœurs pouffèrent de rire, jusqu'à ce qu'elles constatent que l'autre semblait tout à fait sérieuse. Elles furent rassurées quand Akdimo s'esclaffa à son tour, conservant néanmoins au coin des lèvres un sourire malicieux.
« Et où aurais-tu donc appris toutes ces cochonneries que tu aimerais nous faire partager ? demanda Anisano sur un ton badin.
‒ Ça, c'est mon secret, » répondit Akdimo.
Chacun savait qu'elle se rendait souvent dans la cité ecclésiale de Xatag où se réunissaient, dans la demeure de Firino in Morini, veuve d'un membre éminent d'une famille aînée, tous les originaux que comptait Xatag. La clé pour accéder à ce cénacle sélect était d'ailleurs l'originalité. Firino in Morini avait hérité d'une fortune colossale, que même les exactions imputées au nouveau régime n'étaient pas parvenues à entamer. Elle accueillait chez elle des intellectuels issus aussi bien de familles aînées que du clan des Exclus et se proclamait esclave de rien ni de personne si ce n'est de la Vérité. Plusieurs ouvrages circulant dans Xatag avaient apparemment vu le jour grâce au généreux soutien de la « Dame de la rue du Temple », comme on appelait Firino in Morini, mais comme aucun de ces livres ne mettait directement en cause l'autorité religieuse ou civile, le Temple et la Municipalité fermaient les yeux.
Les trois filles continuèrent à bavarder gaiement jusqu'à ce que la vieille Asgamo vienne leur suggérer qu'il était peut-être temps d'habiller Anisano.
Les autres domestiques furent aussitôt rappelées et achevèrent de préparer la future mariée, tandis que Kalino et Akdimo allaient elles-mêmes se faire belles.
Akdimo exigea de dessiner elle-même le motif fleuri qui entourerait le nombril d'Anisano, après qu'elle aurait enfilé sa robe de mariée.
Quand Radjgami Xatkabamaril vit sa fille dans sa robe jaune or, portant si joliment sa haute coiffe pointue ‒ elle n'avait pas encore rabattu sur son visage la voilette qui y était fixée ‒, il resta un moment sans voix, se disant que c'étaient sans doute les innombrables bijoux et ornements scintillants dont sa benjamine était parée qui lui piquaient les yeux. Se raclant enfin la gorge, comme pour évacuer l'émotion qui la nouait, il dit sur un ton trop aigu qui le surprit :
« Je crois voir ta mère le jour de notre mariage ! »
Contemplant sa fille si richement parée, les nombreuses domestiques qui l'entouraient, la chambre décorée de tapisseries aux mille fleurs, il sentit une bouffée de fierté lui monter au visage. Radjgami était trapu, un peu voûté. Ses cheveux gris encadraient un visage taillé à la serpe, dont la peau avait pris, sous le soleil, l'aspect d'un vieux cuir. Les traits étaient durs, mais toute la bonté du monde s'était réfugiée dans ses yeux bleu clair.
Ce qu'il en avait fait du chemin, le petit palefrenier, embauché à huit retours de printemps par les anciens propriétaires du domaine, déjà âgés et sans enfant. Lui qui avait économisé kai par kai jusqu'à ce qu'il puisse acheter son premier cheval, lequel s'était révélé un reproducteur exceptionnel. Lui dont le goût vif d'apprendre, joint à un grand talent pour mettre en pratique ses connaissances, avaient attiré l'attention de ses maîtres, qui lui avaient laissé de plus en plus entre les mains la gestion de l'élevage, au grand dam de parents éloignés cupides qui ne visaient l'héritage que pour pouvoir tout démanteler et mettre l'or dans leurs goussets. Lui dont le destin avait été complètement chamboulé à vingt-quatre retours de printemps par l'irruption dans sa vie de cette jeune fille, de huit retours de printemps sa cadette, issue d'un milieu modeste mais qui, comme Radjgami n'avait pas tardé à s'en rendre compte, possédait le raffinement et l'acuité intellectuelle d'une grande dame. Sans Oumino et ses conseils judicieux, Radjgami n'aurait jamais pu affronter les rapaces qui, à la mort de ses maîtres, avaient contesté devant la justice le testament qui faisait de lui le nouveau propriétaire du domaine; il n'aurait jamais pu acquérir le maintien convenant à un riche notable ni rénover avec goût et meubler avec un faste digne de son rang le manoir dont il avait hérité. Il devait tout à sa femme et s'en voulait encore de n'avoir pas su la guérir de cette immense tristesse qui apparaissait dans ses yeux dès qu'elle ne se sentait pas regardée. Il avait bien essayé, avec tellement de maladresse pensait-il aujourd'hui, de la soulager de ce secret si pénible qu'elle semblait porter en elle, mais elle avait chaque fois affirmé qu'il n'y avait pas de secret et que lui, son mari, et leurs trois magnifiques enfants, avaient été les plus belles choses qui étaient arrivées dans sa vie.
Radjgami s'approcha de sa fille et la prit délicatement dans ses bras afin de ne pas déranger sa tenue. Les yeux ne lui piquaient plus, car ils étaient pleins d'eau.
« Tu quittes donc ton vieux père, ma petite Ani ? chuchota-t-il à l'oreille de sa fille, qui fondit en larmes.
‒ Père, vous voyez bien que vous la bouleversez ! » s'écria Kalino, qui était un peu jalouse de n'avoir jamais reçu autant d'affection que sa cadette.
Comme un enfant pris en faute, Radjgami s'écarta et saisissant dans sa grosse main rugueuse le menton d'Anisano, il balbutia, en grimaçant un sourire :« Ne pleure pas, fille, tout ira bien et tu seras bientôt heureuse de ne plus avoir ma triste figure sous les yeux chaque soleil qu'Ohi amène. »
Il fallut retoucher le motif qu'Akdimo avait, avec un plaisir manifeste, dessiné autour du nombril de son amie, réparer le désordre de la tenue de la future mariée et sécher les larmes qui avaient coulé sur ses joues.
Anisano fut bientôt prête à partir pour la
chapelle du hameau. Elle rabattit sur son visage la voilette fixée à sa coiffe
pointue.
[Les pages 200 à 289 sont exclues de la section consultable de ce livre.]