1re partie : La Forêt de l'Épouvante (Madjarazla Tilam)
I
ALIMSANI
Alimsani reprit bientôt la route et, après avoir marché encore longtemps, tout en surveillant les rives dans l'espoir d'y voir un panier d'osier, il arriva, le cœur battant la chamade, devant le mur végétal qu'il devait franchir pour retrouver sa nièce. Quand il pénétra dans la forêt, il eut l'étrange impression que les branches ‒ et même les arbres, ce qui était pourtant impossible ‒ s'écartaient pour lui livrer passage.
Tome I, p. 90
Alimsani suivait toujours au plus près le cours de la rivière, scrutant les berges avec un soin méticuleux. Il devait souvent poser sa main sur son front pour ne pas être ébloui par les reflets du soleil sur l'eau. Vu les nombreux méandres que faisait la Kalradjag, il s'étonnait de ne pas avoir encore vu, échoué dans les herbes qui poussaient entre l'eau et la terre ferme, le panier d'osier dans lequel on avait déposé sa nièce. Il criait aussi parfois pour se donner du courage :
« Rhohaguino ! Rhohaguino ! »
Conformément à la tradition, aucun nom n'avait été donné à l'enfant rouge afin de ne pas créer de lien entre le peuple ilim et lui, mais Alimsani lui en avait inventé un, qui signifiait « la première-née a été sauvée des eaux », une manière pour lui de se persuader qu'il parviendrait à remplir la mission qu'il s'était assignée.
Même s'il s'efforçait de concentrer toutes ses pensées sur sa quête, il ne put empêcher une peur folle de s'insinuer en lui : d'un instant à l'autre, des bêtes immondes, dont il ne parvenait même pas à se représenter la hideur, allaient fondre sur lui et le dévorer. Des images terribles, qu'il tentait en vain de chasser de son esprit, le lancinaient : la gueule puante d'un monstre lui arrachait le visage et, alors qu'il respirait encore, de puissantes mâchoires aux dents acérées lui ouvraient le ventre et mâchouillaient ses entrailles chaudes et sanguinolentes.
Il parvint cependant à se raisonner en constatant, après avoir marché dans la forêt pendant plus d'une hétangdir, qu'aucune bête ne l'avait attaqué. La peur s'estompa. Qui sait si cette histoire n'avait pas été inventée de toutes pièces pour éloigner les Ilim de ce lieu ?
Il ne comprenait toujours pas, par ailleurs, pourquoi il avait eu l'impression que les branches et les arbres s'écartaient de son chemin à son entrée dans la forêt. Il finit par se convaincre qu'il s'agissait d'une illusion, suscitée par son désir impérieux de retrouver sa nièce.
Pourtant, si cette forêt n'était pas « épouvantable », elle semblait bien étrange. Il entendait des oiseaux chanter, mais n'en avait vu aucun. Le sous-bois bruissait parfois à son approche, mais il n'avait aperçu aucun animal, ne fût-ce qu'un écureuil. Dans les replis de la rivière, aucun poisson n'avait sauté hors de l'eau pour se nourrir à même les nuées d'insectes qui tournoyaient près de la surface, comme il avait souvent eu l'occasion de le voir à Agafa.
Étrange aussi, dans la clairière où il aboutit, cette brume épaisse qui flottait au-dessus du sol à hauteur de cheville. Il n'eut pas le loisir de s'interroger davantage. À peine eut-il fait trois pas que la brume s'éleva, enserrant ses jambes, puis le reste de son corps, trop rapidement pour qu'il puisse réagir. Une fois enveloppé de la tête aux pieds, il se figea telle une statue, dans l'espace comme dans le temps, tandis que des milliers de nanosondes immuno-protégées, contenues dans la vapeur qu'il venait d'inhaler, se répandaient dans son corps afin d'identifier, de jauger l'intrus pris au piège.Des sondes se dirigèrent vers le cerveau et se déployèrent dans ce qui correspondait pour elles à un espace tridimensionnel où des milliards de points lumineux se déplaçaient, s'entrechoquaient, fusionnaient ou s'échangeaient des influx électriques.
Tout comme les astronomes peuvent distinguer, dans l'image d'une galaxie, des naines jaunes ou blanches, des géantes rouges ou bleues, les nanosondes savaient où trouver dans cet infini l'information dont elles avaient besoin. Elles se dirigèrent donc vers certains points précis, qu'elles activèrent, faisant surgir ici un kaléidoscope d'images en trois dimensions figurant des souvenirs heureux récents, là des sentiments de terreur associés à des représentations de monstres informes censés peupler la Forêt de l'Épouvante, là encore la succession d'événements ayant conduit au sacrifice de la nièce du garçon dans la cité d'Agafa, chaque souvenir étant coloré par un sentiment ‒ le gris du désarroi, le rouge de la colère et l'écarlate de la détermination, une fois la décision prise de ramener le nourrisson à sa mère.
Un élément ne put cependant être activé, malgré tous les efforts déployés pour accéder à l'information qu'il recelait. La nanosonde s'apprêtait à transmettre les données de son échec quand une onde électrique, jaillie du point lumineux, vint la frapper de plein fouet. La sonde ne fut pas pulvérisée, ni abîmée de quelque façon que ce fût, car l'alerte aurait alors été donnée. Elle fut plutôt reprogrammée, comme si elle avait réussi à activer le point lumineux et qu'elle avait observé des vues d'Agafa. Toute trace de l'onde électrique et de la reprogrammation fut effacée et la sonde enregistra l'information qu'on lui avait donnée à voir.
Ailleurs, les robots libérèrent des sondes infiniment plus petites qu'eux, qui pénétrèrent dans les cellules, puis à l'intérieur même des brins d'ADN, dont elles analysèrent, à une vitesse vertigineuse, les molécules. L'enfant n'était ni rouge ni bleu.
Quand l'inventaire fut terminé, les sondes transmirent les données recueillies.
La plupart des nanosondes quittèrent le corps d'Alimsani en empruntant le même chemin qu'elles avaient pris pour y entrer. Quelques-unes restèrent pour surveiller ses déplacements et suivre le fil de ses pensées.
Quelque part, un écran s'alluma. C'était un écran virtuel qui flottait dans une grande pièce vide. Les données envoyées par les sondes se mirent à défiler sous forme de qubits.
L'écran s'éteignit.
Dans la clairière, la brume retomba au sol et Alimsani se remit en marche comme si de rien n'était, en ne gardant de l'intrusion qu'il venait de subir que l'impression étrange d'être observé...de l'intérieur.
Il marcha encore et encore. Au zénith (karhopta), il fit une pause pour manger une partie du fromage et du pain qu'il avait emportés dans son baluchon. Une poignée de baies cueillies sur son chemin complétèrent ce repas frugal. Assis au bord de la rivière, les pieds dans l'eau, il songea à ses parents et à sa sœur qui devaient se faire un sang d'encre. La pensée de rentrer bredouille après leur avoir causé une telle inquiétude le découragea. Mais il ne se laissa pas démonter pour autant. Raison de plus pour ramener Rhohaguino saine et sauve, finit-il par se dire. Raffermi dans sa résolution, il se remit debout, enfila ses sandales et reprit sa quête.
L'après-zénith (karhoptira) s'achevait quand il aperçut, à une cinquantaine de coudées devant lui, une hutte de branchages dressée entre quatre gros arbres disposés en losange. Il tira son couteau de sa ceinture et s'approcha à pas feutrés.
Il n'était plus qu'à une dizaine de coudées de la hutte quand il perçut derrière lui un faible craquement. Il n'eut pas le temps de se retourner : une bête se jetait sur lui, le plaquait au sol et l'y maintenait en pesant de tout son poids. L'animal dégageait une horrible puanteur et son haleine, qu'Alimsani sentait dans son cou, était pestilentielle.
Alimsani ferma les yeux. Les monstres existaient donc vraiment et il allait être dévoré.
Il poussa toutefois un soupir de soulagement quand il entendit la bête lui demander :
« Tu t'es perdu, mon garçon ? »
Alimsani fit effort pour tourner la tête au maximum vers l'arrière, mais il ne distingua que deux petits yeux brillant de fièvre qui ressortaient sur le noir d'une longue chevelure crasseuse et le poivre et sel d'une barbe qui mangeait tout le visage.
Comme il ne répondait pas, l'homme ajouta :
« Non seulement tu t'es égaré, mais t'as aussi perdu ta langue ? »
Alimsani se tortilla pour essayer de se dégager.
« Tout doux, lança l'homme. J'te veux pas de mal. J'vais te libérer, mais à condition qu'tu te tiennes tranquille. D'accord ? »
Alimsani fit signe que oui. L'homme roula sur le côté et se remit debout en un rien de temps. Il ne portait pour tout vêtement qu'une tunique en lambeaux, jadis écrue mais à présent marron, qui laissait paraître la forte pilosité du torse et de l'abdomen. Ces poils, comme ceux de la barbe, longue d'une coudée, étaient poivre et sel. Le corps était maigre, mais musclé, et la peau tannée semblait dure comme du cuir. L'homme tenait dans sa main gauche, agitée d'un léger tremblement, une machette dont la lame était à moitié rouillée.
L'homme désigna de la main sa hutte toute proche et dit :
« Viens, petit ! Nous allons parler. »
Alimsani se remit debout à son tour, rangea son couteau dans sa ceinture et, ne quittant pas des yeux la main qui tenait la machette, il accompagna l'homme jusqu'à sa misérable habitation.
La hutte de forme conique était faite de branches plantées en terre les unes contre les autres, les interstices ayant été comblés avec de la boue mêlée à de l'herbe. Une ouverture triangulaire donnait accès à l'intérieur et un trou avait été laissé au sommet pour évacuer la fumée. Le sol de la hutte était tapissé de paille, sauf au centre où des pierres disposées en cercle constituaient un âtre rudimentaire. À gauche de l'âtre, une paillasse en jonc tressé occupait tout l'espace. À droite étaient rangées les maigres possessions du propriétaire : des paniers tressés de différentes tailles contenant des fruits, des herbes et des champignons récoltés aux alentours, un tas de petit bois pour le feu, un harpon pour la pêche et divers autres objets dont il était difficile de déterminer l'usage. On entrait dans la hutte à quatre pattes et un adulte ne pouvait s'y tenir debout. Une odeur rance d'urine et de moisissure s'ajouta à la puanteur qui émanait du propriétaire de l'habitation.
L'homme et l'enfant s'assirent autour de l'âtre.
Quand il ne s'adressait pas à Alimsani, l'homme marmonnait des phrases incompréhensibles, triste résultat de sa longue solitude. Parfois aussi, sans qu'on s'y attende, il se frappait le crâne avec son poing en gueulant :
« Foutez le camp, sales bestioles ! »
L'homme tendit la main vers le fond de la hutte et ramena un emballage de feuilles dans lequel était conservée une grosse carpe sans doute pêchée le jour même.
« Tu dois avoir faim, garçon ? demanda-t-il. Au fait, comment tu t'appelles ?
‒ Alimsani, fils d'Anigami le potier.
‒ Anigami le potier, » répéta l'homme deux ou trois fois, comme une incantation destinée à ramener à sa mémoire des souvenirs depuis longtemps enfouis.
Il resta un long moment silencieux, puis ses yeux sourirent.
« J'ai connu Anigami. Marié depuis peu, il avait eu une fille. Il avait repris l'atelier de son père et commençait à se faire un nom à Agafa. »
Sa mine se rembrunit soudain et il se frappa de nouveau la tête de son poing.
« Z'allez me ficher la paix, satanées bestioles ? »
Comme si de rien n'était, il revint au poisson, qu'il éviscéra après lui avoir tranché la tête.
Alimsani n'osait parler.
L'homme marmonna encore un peu, comme s'il était seul, puis il s'apprêta à allumer le feu avec deux bouts de bois ‒ une tige pointue et une planchette percée d'une rainure. Quand il le vit faire, Alimsani ouvrit son baluchon et en tira son briquet et un silex.
« Tenez, dit-il à l'homme en lui tendant les objets.
‒ Pas besoin, » répondit-il.
Pourtant, il ne se mit pas tout de suite à faire glisser la tige de bois dans la rainure pour produire une braise. Il renifla plutôt l'air, comme si celui-ci n'était pas déjà saturé par la puanteur ambiante. Son regard se porta bientôt sur le baluchon ouvert de son invité. Il se mit à trembler d'émotion et ses yeux se voilèrent de larmes. Il bégaya, la voix brisée :
« Tu...as...du fromage...et du pain ? »
‒ Oui, répondit Alimsani. En voulez-vous ? »
Pendant un instant, l'homme fut écartelé entre son instinct, qui le sommait de sauter sur ces victuailles et de les engouffrer, et ce qui restait en lui d'humanité. Apparemment, l'humain prédominait encore, puisqu'il baissa les yeux, embarrassé par cette poussée animale, et dit à voix basse :
« Merci, petit ! Je prendrai bien une part de ton pain et de ton fromage, mais je vais d'abord te préparer ce poisson avec des herbes et des champignons. Tu m'en diras des nouvelles ! »
Et il éclata de rire, heureux de sa victoire sur lui-même, tandis qu'il commençait à faire glisser la tige de bois dans la rainure de la planchette.
Quand la carpe fut prête, il la servit sur une feuille à son invité et accepta le pain et le fromage que celui-ci lui offrit en retour. Il se retint de tout engloutir et prit plutôt de minuscules bouchées, qu'il mâcha longuement avant de les avaler. Il ferma les yeux pendant que ses papilles envoyaient des influx nerveux qui faisaient éclater dans son cerveau un véritable feu d'artifice de souvenirs d'une époque ancienne. Des larmes coulèrent sur ses joues.
« Il est bon, ce poisson, déclara Alimsani, même si les herbes ne parvenaient pas à masquer tout à fait le goût de vase.
L'homme rouvrit les yeux et demanda abruptement :
« Qu'es-tu venu faire ici, mon garçon ? »
Alimsani lui raconta ce qui s'était passé à Agafa : sa nièce déclarée « enfant rouge » et sacrifiée; la promesse qu'il avait faite à sa sœur de lui ramener sa fille. Quand il eut terminé, l'homme jeta sur lui un regard plein de compassion :
« Pauv' petiot ! Tu pourras jamais ramener ta nièce à Agafa. On peut entrer dans la Forêt de l'Épouvante, mais il est impossible d'en sortir. »
Alimsani écarquilla les yeux d'incrédulité. Voyant son air ahuri, l'homme ajouta :
« C'est pas faute d'avoir essayé. J'suis entré ici sur un coup de tête, il y a treize retours de printemps. Après avoir exploré un peu le territoire et constaté qu'il y a ici aucune bête immonde prête à vous dévorer, j'ai voulu retourner à Agafa. En vain. Pendant des lunes, j'me suis pointé à l'orée de la forêt, en changeant chaque fois d'endroit, mais rien. J'voyais bien, de l'autre côté, le désert de pierres, mais impossible de m'y rendre. Y a comme un mur invisible qui nous retient ici. »
Alimsani ne voulut pas accepter cette histoire. Il chercha à prendre l'homme en défaut dans l'espoir de démontrer du même coup la fausseté de ce qu'il venait de lui assener. Jetant un regard circulaire sur la misérable hutte, il lança :
« Mais comment avez-vous fait pour survivre à l'hiver ? »
L'homme s'apprêtait à répondre quand il se frappa de nouveau le crâne avec son poing :
« Vos gueules, foutus parasites ! »
Puis, se tournant vers Alimsani, il ajouta :
« Y a pas d'hiver ici, mon garçon ! C'est le printemps perpétuel. Va savoir pourquoi ! J'ai jamais eu froid. J'ai pas vu de neige ni de glace depuis que j'suis parti d'Agafa. »
Alimsani était découragé, mais il se dit que, s'il parvenait à retrouver sa nièce, il finirait bien par découvrir un moyen de sortir de la forêt. Il se raccrocha à cette idée.
« Depuis le temps que vous êtes ici, vous avez bien dû voir passer des enfants rouges dans des paniers d'osier ?
‒ J'voudrais pas t'attrister, fiston, mais le seul enfant rouge que j'ai vu durant tous ces retours de printemps, c'est un jour que j'pêchais près d'ici. J'ai raté un poisson et mon harpon s'est enfoncé dans la vase. Quand je l'ai sorti de l'eau, y avait un crâne de nourrisson au bout. Il devait dater de très longtemps. »
Un frisson parcourut l'échine d'Alimsani, mais il refusa de se laisser abattre par l'image de sa nièce réduite à l'état de squelette.
« Si vous n'avez pas vu d'enfants rouges, reprit-il, vous en avez sûrement entendu vagir. Un nourrisson qui a faim doit hurler pendant des heures et il y a tant d'écho ici que ses cris retentissent sûrement à une très grande distance. »
‒ Non plus, répondit l'homme.
‒ Les enfants sont peut-être récupérés dès leur entrée dans la forêt, insista Alimsani. Avez-vous vu des gens ici ?
‒ Je sais pas. J'ai parfois dans la tête des images d'êtres comme nous, mais j'ignore si c'est réel ou pas (il se frappa de nouveau le crâne.) C'qui est certain, c'est que j'ai jamais parlé à quelqu'un depuis que j'suis ici. J'ai parcouru plusieurs lieues dans les environs. Plus loin vers l'est, la rivière se perd dans un immense marécage. J'suis pas allé voir au-delà. Au sud-ouest, une autre rivière, qui arrive on ne sait d'où, se jette dans la Kalradjag.
Le repas était terminé. Alimsani referma son baluchon. Il se leva.
« Où tu vas ? demanda l'homme.
‒ Je dois continuer à chercher ma nièce. Merci pour votre accueil et votre conversation.
‒ Mais la nuit est presque tombée. Tu verras rien là dehors. Tu devrais plutôt te reposer ici. Je ferai un bout de chemin avec toi demain. »
Alimsani hésita.
« Reste, insista l'homme. J'aimerais tellement avoir des nouvelles d'Agafa. »
Alimsani décida de passer la nuit dans la hutte. L'homme ranima le feu et posa au garçon mille questions sur la cité troglodyte et ses habitants. Alimsani répondit du mieux qu'il put. Il apprit par ailleurs que l'homme s'appelait Niosani, fils de Kalini. Depuis son enfance, Niosani rêvait de s'affranchir de l'atmosphère étouffante d'Agafa. Ayant repris à contrecoeur l'emploi de son père dans un atelier de tannage, il avait tout quitté quand sa promise l'avait laissé pour un ami mieux nanti. Comme les montagnes l'impressionnaient, il était parti dans la seule direction qui restait, la Forêt de l'Épouvante, au risque de se faire dévorer par des monstres. Il ignorait encore que les monstres n'existaient pas mais que, malgré tout, une fois entré dans la forêt, il n'en pourrait jamais ressortir.
Plusieurs hétangdirim avaient passé. Rompu de fatigue, Alimsani avait du mal à garder les yeux ouverts. Niosani, que la conversation avait excité au point de lui faire oublier complètement le temps, finit tout de même par se rendre compte que son invité était épuisé. Il lui offrit sa paillasse, se contentant de dormir sur le sol couvert de paille, à droite du feu qui rougeoyait encore.
Alimsani se réveilla, couché sur le dos. La nuit était si noire qu'il ne vit d'abord rien. Pourtant, il sentait des doigts qui le palpaient. Il déplaça lentement sa main vers sa ceinture et saisit le manche de son couteau. Quand les doigts voulurent s'insinuer sous sa tunique, il se redressa et pointa son arme en direction d'une silhouette qui se détachait à peine sur la faible clarté pénétrant par l'ou-verture triangulaire de la hutte.
« Qu'est-ce que vous faites ? cria-t-il.
‒ Laisse-toi faire, petit. J'veux seulement t'em-brasser et te caresser. J'ai pas touché un Ilim depuis treize retours de printemps...
‒ Ôtez-vous de mon chemin ou je vous saigne, » cria de nouveau l'enfant en avançant son couteau, dont on vit luire la lame pendant un bref instant.
Niosani s'écarta. Alimsani rassembla à tâtons ses affaires et se hâta de sortir de la hutte, tandis que son hôte geignait :
« J'voulais pas. Ç'a été plus fort que moi. Pardonne-moi, garçon. » Et il se frappa la tête avec ses poings, si fort qu'on entendait distinctement le bruit du martèlement contre la boîte crânienne. « Putains de bestioles ! Putains de bestioles ! » ne cessait-il de répéter.
Alimsani courut droit devant lui, trébuchant sur des racines, se faisant griffer le visage, les bras et les jambes par des branches basses et des ronces. Il avait un point au côté, mais continuait à fuir. Soudain, le sol se déroba sous lui. Il se trouvait en haut d'une pente, heureusement assez faible. Il roula jusqu'en bas sans se blesser, mais quand il s'arrêta, sa tête heurta une grosse roche qui affleurait. Il perdit beaucoup de sang et cessa de respirer. Les nanosondes qui l'habitaient encore quittèrent le corps inanimé.